La moindre des choses : l’invisible ?

« Qu’est-ce que prendre soin de… ? Qu’est-ce qui est efficace pour prendre soin de… ? »
samedi 7 janvier 2012
par  Daniel MACAUX

Ce n’est pas une critique de livre, mais néanmoins une "lecture" que Daniel Macaux, bénévole à l’ASPEC 14 nous propose pour enrichir nos réflexions : il a transcrit pour nous un entretien entre Jean Oury et Nicolas Philibert après son film " la moindre des choses " (1995). Jean Oury est directeur de la clinique psychiatrique où Nicolas Philibert a tourné son film. Cet entretien, 12 mai 2002, figure en complément du DVD maintenant disponible.

L’invisible

Chaque année, pensionnaires et soignants de La Borde s’investissent ensemble pour représenter une pièce de théâtre. Ce sont des scènes des préparatifs et de la représentation en 1995 d’ « Opérette  » de Witold Gombrowicz que Nicolas Philibert montre dans son film. C’est pour lui l’occasion de mettre en évidence des attentions, des sollicitations, des réactions qui interviennent entre les différentes personnes ainsi que l’ «  ambiance » qui règne dans ce lieu. En évoquant ce film riche en détails qui caractérisent bien la démarche suivie, Jean Oury revient sur les développements depuis 1945 de la psychothérapie institutionnelle à laquelle La Borde est liée avec des pratiques en réponses à ces questionnements : «  Qu’est-ce que prendre soin de… ? Qu’est-ce qui est efficace pour prendre soin de… ?  »

Cette transcription rédigée s’est efforcée de conserver le caractère très vivant de l’entretien oral en prenant en compte tout ce que les gestes, les mimiques et les variations d’intonation de Jean Oury peuvent apporter pour compléter ou ponctuer ce qu’il dit. Des sous-titres en caractères gras ont été ajoutés pour classer les sujets abordés. Jean Oury évoque parfois rapidement des analyses et des concepts qu’il a bien détaillés dans des livres, des séminaires et des articles accessibles en partie sur internet. Certains points de l’entretien ont été précisés à l’aide de son article sur les résistances tiré du site Portail Minkowska

Des qualités pour travailler en psychiatrie :

N.P. (Nicolas Philibert) : Il y a quelque chose que je vous ai entendu dire plusieurs fois : pour faire de la psychiatrie, il faut commencer par balayer devant sa porte.

J.O. (Jean Oury) : Balayer devant sa porte est nécessaire mais ne suffit pas : il faut balayer partout. Pour travailler en psychiatrie il faut des qualités de balayeur et des qualités de pontonnier. J’ai pensé à tous les ponts que l’on trouve à Venise…

Il faut balayer pour essayer de rendre notre présence la moins dangereuse et envahissante possible dans l’espace restreint de l’hôpital. En reprenant la formule d’Hippocrate, il s’agit d’être le moins nocif possible. Il s’agit d’effectuer tout un travail d’asepsie pour arriver à être simplement là, présent sans envahir et s’imposer…C’est un début subtil pas si facile à mettre en œuvre…

Il faut être pontonnier aussi, non pour réaliser des ponts extraordinaires, mais de simples passerelles avec des personnes isolées. Ces passerelles peuvent être une parole, un geste, la moindre des choses… Claude que l’on voit dans le film n’arrive pas la plupart du temps à s’adresser à un autre. Mais quand il se fait tailler la barbe, il n’est pas content et il râle qu’il a mal. Ce n’est pas vraiment le cas, mais c’est sa façon bien à lui de réagir avec un autre. Brièvement apparaît chez Claude à ce moment-là quelque chose de l’ordre de l’ «  avec », de l’avec les autres et de l’ouvert, « une greffe de l’ouvert  »…

Du sérieux existentiel :

N.P. : On ne fait pas de la psychiatrie avec des certitudes ou de façon péremptoire…

J.O. : En psychiatrie le travail nécessite d’être dans le sérieux au sens où l’envisage Kierkegaard pour son concept d’angoisse. Le sérieux n’est pas un divertissement ou une application. Le sérieux ne se définit pas, il est existentiel. A l’hôpital, si on quitte ce niveau existentiel on peut être à la merci de n’importe quelle dérive.

De l’avec à l’ambiance et à la connivence :

N.P. : La notion de l’ « avec  » fait penser au mot «  ambiance  » souvent utilisé ici.

J.O. : Oui bien sûr. Ce n’est pas pareil d’être enfermé ou attaché pendant des mois dans la cellule d’un hôpital et de faire partie d’une structure hospitalière avec liberté de circulation, possibilité de participer ou non à des ateliers, à un « club  » où se retrouvent des soignés et des soignants, possibilité d’avoir quelques petites responsabilités… Ce n’est pas la même ambiance. Mieux que de la vigilance, de la veillance à de petits détails qui ne se perçoivent pas toujours d’emblée peut offrir une ouverture, une occasion d’échange… L’ambiance joue un rôle important dans la manifestation et le traitement de la maladie. Cette importance du contexte et de l’ambiance, Spitz avant 1940 en parlait déjà en indiquant les dérives de l’hospitalisme et de soins strictement médicaux, pour des nouveaux nés auxquels on ne parle pas du tout et qui peuvent finir par souffrir d’une atrophie cérébrale.

Après ce mot d’ambiance, c’est à celui d’entours auquel j’ai pensé, influencé par une thèse littéraire où il était question des entours dans le roman de la rose du 13e siècle. Ici aussi il s’agit de soigner les entours. Il y a longtemps une dame dont nous avions accueilli la fille qui était maniacodépressive s’était interrogée : comment qualifier ce qui se passe ici ? Ce n’était pas vraiment de la gentillesse à laquelle elle a d’abord pensé. Et puis elle a constaté que la libre circulation permettait aux personnes de se rencontrer mais apparemment dans la plus grande indifférence. Pourtant, et cela l’a étonnée, quand l’une d’elles éprouvait quelque chose de grave, il n’était pas rare qu’elle en trouve une autre capable de la soutenir dans sa défaillance. Comme s’il y avait de la connivence entre ces personnes et dans ce lieu. Comme un chat, le maître de la connivence, peut en faire preuve sans en avoir l’air, lui qui ferme les yeux juste ce qu’il faut et qui sait parfaitement tout ce qui se passe autour de lui.

De l’importance de la vie quotidienne :

J.O. : Tenir compte de l’ambiance, des entours, de la connivence, c’est tenir compte de la vie quotidienne. Rien de plus banal apparemment et pourtant de plus difficile à saisir tant sont nombreuses les nuances et les subtilités de la vie quotidienne. On peut dire que le film « la moindre des choses » est un témoignage sur tous les entours de la vie quotidienne à La Borde à partir du prétexte de la préparation d’une pièce de théâtre. Actuellement il y a une méconnaissance technocratique de l’importance de cette vie quotidienne dans un champ psychiatrique complètement sinistré avec la suppression de 40.000 lits, la suppression des infirmiers psychiatriques, la diminution du nombre de psychiatres en institution et par ailleurs des prisons qui débordent de psychotiques.

Du singulier et du désir inconscient de chacun :

J.O. : Chaque être vivant est singulier au sens où en parlait déjà au 14e siècle Guillaume d’Ockham. Chacun est singulier et irréductible à tout autre. Une analyse s’efforce de mettre en question sa propre singularité en corrélation avec son désir inconscient dont Freud a découvert l’importance et l’inaccessibilité. Le travail en psychiatrie doit tenir compte du désir inconscient des soignants comme des soignés autrement « on n’y est pas !  ». C’est une position éthique de notre démarche.

Du transfert et de son importance dans une structure soignante :

J.O.  : Une structure soignante doit être attentive aux désirs inconscients des soignants et des soignés. Tous ne sont pas toujours «  branchés » sur ces désirs-là. On peut distinguer les «  çà va de soi  » qui ne se posent pas de problème et les «  çà ne va pas de soi » qui mettent en question leur désir inconscient d’être là. Ces derniers sont souvent mal perçus dans le groupe, au moins dans un premier temps : « Mais qu’est-ce qu’ils veulent encore ceux-là ? Jamais contents !  ». Et pourtant ce sont bien les remises en question de ces derniers qui vont se révéler efficaces pour le groupe. Ce ne sont pas toujours les mêmes qui réagissent. Une même personne peut être un « çà va de soi  » un jour et un «  çà ne va pas de soi  » un autre jour.
La présence de personnes suffisamment « branchée
s » sur leur désir inconscient et pour qui « çà ne va pas de soi » entraîne un transfert qui compte dans le rapport à l’autre comme le dit Lacan. C’est le désir travaillé de l’analyste qui permet ce transfert et son interprétation. Cette interprétation n’est pas une explication mais quelque chose qui se fait par hasard et qui est de l’ordre de la vérité, pour employer des grands mots…Il y a toujours du transfert dans un groupe où des personnes ont un désir inconscient qui est à l’œuvre. Avec des psychotiques, le transfert est dissocié ou encore multiréférentiel jusque dans les moindres détails. On peut dire de «  la moindre des choses  » qu’il est un film sur le transfert tant entre les personnes de ce film, se transmettent des attentions à des détails et des investissements, au hasard des multiples préparations en vue de la représentation de cette pièce de théâtre.

De l’efficacité d’une structure soignante :

J.O.  : Pour la psychothérapie institutionnelle, l’efficacité d’une structure soignante est en lien avec « le collectif  » où la singularité, le désir inconscient et les transferts de chacun peuvent émerger. Le collectif valorise et conceptualise des attentions et des rencontres imprévues, des initiatives et des recherches spontanées, des débats et des ouvertures offertes par l’hétérogénéité…Le collectif est à distinguer de la collectivité soignante qui elle, est en rapport avec l’ordre organisationnel de la société avec une hiérarchie, des normes, des statuts, des fonctions… Si cet ordre intervient seul et trop strictement, il rend impossible l’existence du collectif. Il peut entraîner la collectivité dans des dérives redoutables de ségrégation, d’uniformisation et d’homogénéisation à contre-courant d’une efficacité soignante.

Interdire par exemple aux personnes de service de parler à des malades ou bien négliger des échanges éventuels entre malades, c’est non seulement empêcher ou ignorer des apports ponctuels souvent « soignants  » ou significatifs mais c’est aussi imposer un climat d’ensemble qui lamine les singularités et les initiatives de chacun et par là prive la collectivité de ressources supplémentaires.

Vouloir dans un autre exemple, évaluer dans une espèce de folie technocratique le travail d’une infirmière en comptabilisant uniquement certaines de ses activités jugées nécessaires n’a pas de sens. Ce qui est efficace ne peut pas se mesurer et s’appréhender ainsi. Parfois ce sont des échanges imprévus ou des interrogations supplémentaires qui vont apporter une amélioration mais suite à un investissement impossible à chiffrer. Ce qui est appréciable comme un sourire ou une simple attention est souvent lié à une approche personnelle singulière, impondérable, invisible et souvent de l’ordre du compassionnel. Les études de Pascale Molinier à ce sujet détaillent et prolongent tous ces aspects.

Un dernier exemple encore : ce qui peut être efficace dans une rencontre dite thérapeutique est souvent de l’ordre de l’«  aura » dont Walter Benjamin parle pour évoquer ce qu’une œuvre d’art peut transmettre et qu’il est, bien sûr, impossible à chiffrer. D’une rencontre thérapeutique, dans un premier temps, on pourra seulement en dire, par exemple, que «  çà valait ou çà ne valait pas le déplacement !  »

Du rapport avec ce qui s’est déjà passé :

J.O. ; Tout ce qui s’est déjà passé dans la collectivité s’est déposé et inscrit en «  sous jacence  » chez ses membres, y compris au niveau fantasmatique. Cette sous jacence, liée au collectif, conditionne les activités et la vie à venir dans la collectivité comme l’humus et le fumier peuvent le faire pour les fleurs. Cette sous jacence prise globalement traduit l’atmosphère de cette collectivité comme tout ce qui peut se vivre et se raconter dans un village rend compte de son atmosphère à aucun autre village semblable. Ce qui se fait dans une collectivité s’inspire de son atmosphère.

De la résistance nécessaire en psychiatrie :

J.O.  : Pour Lucien Bonnafé, deux énoncés repris comme des slogans traduisaient la résistance nécessaire en psychiatrie :

  • on mesure le degré de civilisation d’une société à la place qu’elle confère à ses marginaux.
  • le peuple a un potentiel soignant mais ce potentiel est écrasé et empêché.

Du chemin qui se fait en marchant :

J.O.  : Il n’y a pas de programme thérapeutique qui s’énonce à l’avance. C’est chemin faisant et par hasard qu’une rencontre sera décisive, une capacité inventive mobilisée, l’interprétation d’un transfert effectuée. C’est une logique abductive de recherche et de découverte qu’il faut mettre en jeu dans la situation où l’on est et avec la marge de manœuvres dont on dispose toujours sans attendre nécessairement des autorisations ou des moyens qui peuvent être tellement longs à venir. Demander une simple feuille de papier pour dessiner peut avoir une réponse lorsque ce désir de dessiner est complètement tombé.

De ce que soigner peut vouloir dire :

N.P. : Pouvez-vous préciser ce que l’on entend par soigner ?

J.O.  : C’est tout ce que nous avons évoqué…Cela a été le thème d’une journée d’étude. En fin de journée plus personne n’avait de réponse claire à ce sujet…Soigner, c’est prendre soin, prendre souci de…pas forcément réparer. On cite Lacan : « la guérison vient de surcroit  ». Et effectivement on ne peut pas viser à l’avance un programme thérapeutique. C’est contraire à la logique abductive. Ce n’est pas cela qui soigne… On peut parler du bon usage des médicaments et des traitements biologiques polydimensionnels… On peut parler des rapports avec la famille, les copains…sans oublier la dimension analytique .L’enfance lointaine joue aussi pour un S.D.F… Roger Gentis en 1970 a écrit dans « les murs de l’asile » : « mon copain Oury dit de ce type que s’il n’avait pas été dépressif, il serait resté con toute sa vie ». Il est vrai qu’une dépression bien prise en charge permet de découvrir beaucoup de choses. Pour un soignant qui en sort, c’est mieux qu’un diplôme universitaire. Il saura de quoi il parle. Il aura fait des T.P.

N.P. : Qu’est-ce que la compagnie des fous vous a appris ?

J.O.  : J’ai tendance à répondre : « rien du tout  » car je me méfie d’une position esthétisante. Ce que je veux dire, c’est que cela ne m’a pas étonné…Gisela Pankow dit qu’à La Borde, ils parlent aux psychotiques comme s’ils n’étaient pas fous. Et c’est vrai qu’on leur parle normalement, comme on parle normalement aussi à des bébés sans se mettre, par exemple, à parler comme eux…


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